Les chroniques
Prendre le temps de se poser des questions – exercices pratiques
Nous l’écrivions dans une autre chronique : la crise liée au coronavirus a le mérite de nous inviter à prendre le temps de réfléchir sur notre modèle de société. En effet, nombreux sont ceux qui se réjouissent de l’arrêt du système de production, mettant en évidence qu’il est tout à fait possible d’arrêter cette méga-machine néolibérale capitaliste patriarcale globalisée (et on pourrait encore ajouter des adjectifs !), pourvoyeuse d’inégalités sociales grandissantes, destructrice de notre environnement et de nos écosystèmes, mettant à mal nos démocraties. Mais encore faudrait-il ne pas tout redémarrer comme avant, à l’identique, pour ne pas faire repartir cette méga-machine de plus belle, en investissant encore davantage dans les énergies fossiles pour retrouver cette sainte croissance infinie, pourtant totalement illusoire dans un monde aux richesses limitées, tout en faisant trinquer les citoyens lambda sous de nouvelles mesures d’austérité. Imaginez un conducteur appuyant encore davantage sur la pédale d’accélérateur, pour tenter de compenser le temps perdu dans les embouteillages, sans apercevoir le mur qui se rapproche petit à petit à l’horizon. Et si on essayait d’éviter cette collision frontale ? Et si on réfléchissait ensemble à comment rectifier le tir, à penser un autre modèle prenant réellement en compte les enjeux écologiques, sociaux et démocratiques actuels, un nouveau pacte social et écologique ?
Une crise est par nature éphémère, passagère et suppose ensuite un retour à la normale. Or, le changement climatique est une transformation irréversible, impossible à s’en extraire (ce qu’il faut donc absolument éviter, à moins d’être suicidaire…). Mais il ne faudrait pas assimiler le concept de décroissance (volontairement choisie et réfléchie collectivement, nécessitant des changements structurels de notre société occidentale) avec une récession économique (celle que l’on subira probablement si le modèle reste inchangé). Comme beaucoup d’autres chercheurs, le sociologue, anthropologue et philosophe français Bruno Latour voit en cette crise l’opportunité de réfléchir à un autre modèle de société. Selon ses dires, « si on ne profite pas de cette situation incroyable pour changer, c’est gâcher une crise ». Mais réfléchir à comment organiser notre société et comment protéger notre bien commun (comprenant l’accès à la culture, à l’éducation, aux soins de santé, à l’assurance chômage, à la sécurité sociale, etc.) n’est pas uniquement réservé à une poignée d’experts scientifiques, de sociologues, de politologues ou autres spécialistes, c’est une affaire de tous.tes, citoyens.nes, car c’est ensemble que nous faisons société, telle une série de pixels qui, côte à côte et rassemblés, forment une image.
Pour cela, Bruno Latour nous invite à un petit exercice pratique :
Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privés par la crise actuelle et qui vous donnent la sensation d’une atteinte à vos conditions essentielles de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous indiquer si vous aimeriez que celles-ci reprennent à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elles ne reprennent pas du tout. Répondez aux questions suivantes :
Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?
Question 2 : Décrivez
- Pourquoi cette activité vous apparaît-elle nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente ;
- En quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus faciles/ plus cohérentes ?
(Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)
Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?
Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?
Question 5 : Décrivez
- Pourquoi cette activité vous apparaît-elle positive ;
- Comment rend-elle plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez ;
- Comme cette activité permet-elle de lutter contre celles que vous jugez défavorables ?
(Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 4.)
Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité ?
Trouvez ensuite un moyen pour comparer votre description avec celles d’autres participants. La compilation puis la superposition des réponses devraient dessiner peu à peu un paysage composé de lignes de conflits, d’alliances, de controverses et d’oppositions, qui débouchera sur une expression politique incarnée et concrète.
Attention : ceci n’est pas un questionnaire, il ne s’agit pas d’un sondage. C’est une aide à l’auto-description qui reprend la procédure des nouveaux cahiers de doléance suggérés dans le livre de Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris, La Découverte, 2017 et développés depuis par un groupe d’artistes et de chercheurs.
Pour aller plus loin :
- Interview de Bruno Latour sur France Inter le 3 avril 2020 : https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-03-avril-2020
« Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise », Bruno Latour, AOC, 30 mars de 2020 : https://aoc.media/opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-c